Frontières

Les biens ont le droit de circuler, pas les personnes.

En Méditerranée, on voit que cette absurdité est un crime. Même lorsqu'il n'y a pas de réfugiés, le contrôle des déplacements va à l'encontre des droits élémentaires des personnes.

Aucun pouvoir ne devrait être en mesure d'interdire à quiconque de quitter sa zone d'influence, ou d'y entrer. Cependant, les frontières, de tous ordres, se durcissent plutôt qu'elles ne disparaissent. Les murs, les îlots protégés se multiplient... 

 

Nous craignons d'avoir à partager avec trop de demandeurs. Nous souhaitons une meilleure répartition des richesses, mais seulement entre nous.

Plus profondément encore, nous acquiesçons à cette idée de "fermeture", sans doute parce que nous sentons que toute notre personnalité est formée en retrait du monde et des autres, de façon privée, et que ce serait renoncer à ce que nous sommes que d'ouvrir les portes. Pourtant il n'y a pas de nécessité entre l'ouverture des frontières et le respect de la sphère privée. Ce n'est donc que par peur de perdre notre confort que nous acceptons de parquer les personnes dans des camps de réfugiés. Au moins ne pourrons-nous pas prétendre que nous ne savions pas ce qui se passe aux frontières.

 

Une meilleures répartition des biens, le droit de circuler pour les personnes, sont des objectifs qui devraient être placés en tête de toute revendication sociale et personnelle, pourtant ce sont des objectifs que ne partagent ni ceux qui détiennent les pouvoirs,  politiques et économiques, ni, semble-t-il, nous-mêmes, dès qu'il s'agit de les mettre en pratique.

 

Comment convaincre, ceux qui ne s'y retrouvent pas dans notre société, de respecter les autres, quand il est si facile de leur montrer que ces autres - nous, les occidentaux, ou nous, les adultes -, laissent mourir ou dépérir, aux portes de leurs états, ceux qui fuient les violences que les politiques de ces mêmes états ont suscitées? N'est-il pas surprenant d'entendre parler de "radicalisation" des "jeunes", comme si c'était une sorte de processus magique, un mauvais sort jeté sur ceux qui ne s'intègrent pas, les plus fragiles, et probablement aussi les plus faibles d'esprit? Je ne croirais pas si vite que les autres sont si stupides, ni moi si clairvoyant. Celui qui tue est un criminel, il contribue à augmenter la peur et à durcir les frontières. Celui qui va au-devant de la mort, pour une croyance ou des idéaux, est plus difficile à juger. Selon le camp auquel on appartient, on en fera un héros, un martyr, ou un fou dangereux. Tout dépend donc des valeurs défendues. On ne jugera pas de la même façon celui qui va au-devant de la mort pour de l'argent, pour le pouvoir, pour l'égalité des droits et devoirs, pour sauver une autre personne. On les jugera différemment même si tous étaient amenés à donner la mort, et si donc tous étaient condamnés. En supposant que le jugement ne soit pas partisan, il se pourrait que certains bénéficient de circonstances atténuantes, soient graciés, ou même que le jugement soit suspendu, considérant que le crime n'a pas été l'intention. Si je cherche à comprendre ce qui se passe aujourd'hui, il me semble que, d'un côté, j'ai un ensemble de régions du monde favorisées, comme l'était le château au Moyen-Âge, dans ses rapports à la campagne environnante; ce château regarde, du haut de ses remparts, les pauvres souffrir de la faim et des violences que les brigands armés leur font subir, sans intervenir, au nom du respect des limites; parmi ceux qui vivent dans le château, un certain nombre n'y trouvent pas leur place, ou stagnent dans des fonctions dévalorisées, ils voient ce qui arrive aux paysans, leurs cousins ou familles; alors certains d'entre eux prennent une arme et se précipitent sur l'un ou l'autre des habitants du château, et les tue, jusqu'à ce qu'il soit à son tour tué par un garde. Est-il devenu fou? Criminel? Oui aux deux questions. D'autant que, le plus souvent, ceux à qui il s'en est pris, les victimes, étaient sans défense et personnellement éloignées de toute l'organisation d'exploitation et de souffrance. Mais cette folie frappe-t-elle sans raison? De même que les égorgeurs qui attaquent les fermes sont probablement des restes de troupes armées par le seigneur du château, pour l'une de ses guerres, et laissés à eux-mêmes, avec leurs armes bien sûr, au mépris de la sécurité des régions avoisinantes, de même les fous qui entreprennent des attaques suicidaires, sont ceux qui ont été formés à la violence par le spectacle quotidien des injustices, les informations qui ne cessent de montrer ceux qui souffrent, et l'indifférence effective de ceux qui les regardent. Plus on s'émeut sans agir, plus on accumule d'énergie du désespoir, qui finit pas se cristalliser dans l'action qu'on dit "radicale".

 

Les "radicaux" contribuent à renforcer le désordre institutionnel du monde, en s'en prenant, systématiquement aux petits, confortant ainsi la partition du monde entre, d'une part ceux qui souffrent et qu'on envoie à l'abattoir, et, d'autre part, ceux qui profitent, protégés dans des zones résidentielles surveillées. Tous savent que le monde est dirigé par quelques grandes familles, autrefois les rois et barons, aujourd'hui les financiers, mais tous s'accordent à préférer frapper les faibles. Les "généraux" d'aujourd'hui continuent de se faire des politesses, tandis que les exécutants s'en prennent à ceux qui ont le moins de défense, sans honneur, mais en ne cessant de mettre en avant leur "sens de l'honneur", sans courage, avec les plus grandes lâchetés, mais en vantant leur "sens du sacrifice".